Chapitre 3
Les feuilles du tilleul étaient tombées les premières et celles de l’érable et du pommetier les rejoignaient maintenant pour former une courtepointe mordorée, parsemée d’éclats rubis qui illuminaient la cour des Marsolais. Judith avait prié son mari par deux fois de ramasser les feuilles mortes, mais il ne s’était pas encore exécuté, rentrant tard du travail, partant très tôt le matin.
— Tu travailles plus à Québec qu’à Montréal. Ils t’achèveront, mon chéri !
— Je suis nouveau. J’ai beaucoup à apprendre.
— Je suis certaine qu’ils profitent de toi et que tu ne protestes même pas.
Protester ? Il inventait ces heures supplémentaires pour éviter sa femme ! Il s’installait dans un café pour réfléchir à sa situation sans parvenir à trouver une solution satisfaisante.
Il ne pouvait pas étrangler sa femme de ses propres mains, mais payer un inconnu pour faire le boulot était si compliqué. Il devrait ensuite le faire disparaître pour s’assurer de son silence. Il avait failli tout rater avec l’assassin d’Hélène… Marsolais jonglait néanmoins avec l’idée d’utiliser l’arme qui avait servi à tuer Mario Breton, s’il parvenait à la retrouver. Ce qui signifiait qu’il devait retracer le meurtrier, le maîtriser, s’emparer de son arme et réussir à le descendre. Lorsqu’on découvrirait son cadavre, Graham s’imaginerait que le tueur de Charlesbourg avait fait une autre victime. Lui n’aurait qu’à cacher l’arme pendant quelques semaines. Et à l’utiliser ensuite pour abattre Judith. Il devrait donc envoyer au plus vite des lettres de menace à Graham, à Rouaix et à lui-même pour qu’on croie que Judith avait été abattue à sa place ou pour le décourager de poursuivre l’enquête. Graham pencherait pour une vengeance ou supposerait qu’ils gênaient de gros bonnets de la mafia ou des motards.
Mais ce serait cent fois mieux si on croyait que Judith avait été la cible d’un tueur fou, d’un psychopathe. Par hasard… Le hasard ne fait jamais si bien les choses. Il ne pouvait même pas provoquer un accident de la route pour parvenir à ses fins ; les techniques d’investigation étaient trop poussées… Non, il devait retrouver l’assassin de Breton, l’arme du crime. Et ne pas trop tarder à l’utiliser après avoir envoyé la lettre de menace. Nadine ne l’attendrait pas éternellement.
— Tu es fatigué, Armand, reprit Judith. Tu es cerné. Et tu dors mal.
— Toi aussi, tu t’es levée deux fois cette nuit. Tes élèves te causent du souci ?
— Ils sont plus tranquilles que ceux que j’avais l’an dernier. Évidemment, il y en a toujours un ou deux pour compliquer les choses.
— Compliquer ?
— Le petit Pascal Dumont. Il a fait toute une histoire parce que je l’ai puni. Je l’ai surpris avec une feuille de papier où on avait écrit des bêtises sur moi.
— Sur toi ?
Il approuvait l’auteur du texte… quoi qu’il ait pondu.
— Des niaiseries, commenta Judith, mais je ne pouvais pas le tolérer. Il a protesté que quelqu’un lui avait lancé la boulette de papier pendant que j’écrivais au tableau, qu’il ne l’avait pas écrite et blablabla… Je n’ai pas prétendu qu’il avait écrit ces ordures, j’ai dit qu’il n’avait qu’à laisser la boulette de papier par terre si ça ne l’intéressait pas. Il est devenu tout rouge et il s’est mis à répéter que ce n’était pas sa faute. Il était au bord des larmes. On n’a pas idée d’être aussi sensible ! Ça ne l’aidera pas dans la vie.
— Tu crois ?
— Je suis à peu près certaine qu’il est rejeté par ses camarades, mais que puis-je y faire ? Si je m’en mêle, ce sera pire.
— Et tu comprends qu’il énerve ses copains parce qu’il t’indispose aussi ?
Judith fit une moue sans répondre.
— Tu ne peux pas aimer tous tes élèves, avança Armand Marsolais pour éviter que sa femme cherche à se justifier en lui rapportant mille détails. Dans mon temps, quand le prof nous surprenait avec un billet, on n’en faisait pas toute une histoire. J’espère pour toi que tu n’as pas trop d’élèves du genre de ce petit… Pascal, c’est ça ?
— Oui. Il faut toujours qu’il y en ait un dans ma classe… On ne sait pas comment se comporter avec eux. On nous conseille d’aider les rejetés, mais de quelle manière ?
— Ce n’est pas si simple pour vous.
— En tout cas, je ne voudrais pas d’un enfant qui lui ressemblerait.
Elle rêvait d’une fille, une jolie petite fille qu’elle emmènerait partout avec elle. Elle arrêterait d’enseigner pour s’occuper de son enfant. Judith soupira, s’étira :
— Si on commandait de la pizza pour souper ? Je n’ai pas le goût de cuisiner.
— Si on allait au Pizzédélic ?
Armand Marsolais était persuadé que sa femme déclinerait la proposition, mais elle lui sourit en hochant la tête.
Il se réjouit de sortir de la maison, d’avoir des voisins de table, de l’animation autour d’eux, des sujets de conversation fournis par les clients. Il savait que Judith critiquerait les gens qui entraient et sortaient du restaurant, qu’elle se plaindrait à la serveuse que son café n’était pas assez chaud, mais ce serait tout de même mieux que de rester devant la télévision. Enfermé avec elle. Emprisonné.
Il avait cru qu’il pourrait la supporter durant les dix ans d’attente qu’il s’était fixés avant de mettre au point sa disparition, mais l’irruption de Nadine dans sa vie avait tout chamboulé. Il ne pouvait risquer de la perdre ! Il avait fait un cauchemar où il coulait à pic dans l’océan, tandis qu’elle sirotait un Negroni sur le pont du bateau, si entourée de jeunes hommes qu’elle ne voyait pas qu’il était en train de se noyer. Il s’était réveillé, avait repoussé le bras lourd de Judith posé en travers de sa poitrine, s’était éloigné du lit pour repousser l’envie d’étouffer sa femme avec un oreiller.
La serveuse leur tendait des menus lorsque Maud Graham, suivie d’un garçon aux cheveux roux, entra dans l’établissement. Armand leur adressa un petit signe de la main. La détective s’avança vers eux. Armand eut l’impression que l’enfant qui l’accompagnait tentait de demeurer à l’arrière. Pourquoi rechignait-il à les saluer ?
Armand Marsolais fit mine de se lever.
— Reste assis, protesta Graham. On veut juste vous dire bonjour.
Elle tendit la main à Judith, l’appela par son prénom.
— Et alors ? Aimez-vous Québec ?
— Oui, c’est une si belle ville, si calme. Salut, Maxime…
— Vous vous connaissez ? s’exclama Armand Marsolais, tandis que Maud Graham se tournait très vite vers Maxime.
— J’enseigne à Maxime. Le français. Et je suis sa titulaire.
— Judith ? Je n’avais pas fait le lien.
— Le monde est si petit, Armand me le répète souvent. Dans votre métier, vous voyez souvent les mêmes personnes par hasard. Il est vrai que vous passez tellement de temps dans les rues, c’est un peu normal. Combien d’heures travaillez-vous par semaine ? Cinquante, soixante ?
— Trop, répondit Maud Graham, surprise par le ton cynique de Judith Pagé.
— Tu vois, Armand ! s’écria celle-ci en tapotant le poignet de son mari. Maud admet que vous n’avez plus de liberté à vous avec toutes ces heures supplémentaires. Vous vous brûlerez si vous continuez comme ça. Vous devriez vous plaindre à votre patron. Ou à la Fraternité.
— Je pense que Maxime a faim. Quelle est ta pizza préférée, Maxime ?
— Je les aime toutes, avec de l’huile piquante. Je vais aussi prendre un dessert et…
— Tu as gagné, admit Graham. On y va avant que tu périsses d’inanition.
Dès que Maud Graham s’éloigna, Judith Pagé fit remarquer à son mari que Maxime ressemblait peu à sa tante.
— Graham n’est pas sa tante, c’est sa marraine.
— On n’a que son nom comme personne responsable de Maxime dans son dossier scolaire. Il n’est pourtant écrit nulle part qu’il est orphelin.
Marsolais expliqua que les parents de Maxime étaient divorcés, que son père enseignait au Saguenay et qu’il n’avait pas voulu obliger son fils à déménager avec lui. Maud avait donc proposé de le garder chez elle.
— C’est très généreux de sa part de se charger d’un ado.
Encore plus que Judith le supposait, songea Marsolais. Il ne répéterait jamais à sa femme ce que Moreau lui avait appris au sujet de Maxime et de son père. Il n’alimenterait pas sa curiosité, ses manières de fouine.
— Tu sais tout de même si ta collègue est mariée ? insista Judith en repoussant son assiette. Elle porte une bague, mais au majeur…
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
Il avait répondu trop brusquement et lut l’étonnement sur le visage de sa femme. Il s’excusa ; il ne comprenait pas l’importance d’avoir une bague à un doigt plutôt qu’à un autre.
— Tu es incroyable. Autant tu peux noter de petits détails, autant d’autres t’échappent complètement. Toutes les femmes notent immédiatement si quelqu’un porte une bague ou un jonc à l’annulaire.
Il réussit à sourire en l’interrogeant : avait-elle remarqué cette absence à son propre doigt lorsqu’elle l’avait rencontré ?
Judith avança sa main droite, emprisonna la main gauche d’Armand. Oui, elle avait vu tout de suite qu’il était libre. Sinon, elle n’aurait pas accepté de le fréquenter ; les aventures avec les hommes mariés n’apportent rien de bon. Maud Graham sortait-elle avec un de ces types ?
— Non, ce n’est pas son genre. Elle est avec Gagnon, le médecin légiste.
— Celui que tu as dû accompagner à Montréal, la semaine dernière ?
— Oui. Alain Gagnon travaille à la morgue, rue Parthenais. Il est moins souvent à Québec.
— On pourrait se voir quand vous êtes ensemble à Montréal. Ce n’est pas drôle d’être toute seule… Maud doit aussi s’ennuyer.
Armand Marsolais déposa sa fourchette dans son assiette alors qu’il avait envie de la planter dans la main de son épouse, cette main qui gardait la sienne captive, cette main qui avait les clés du coffret de sûreté à la banque, cette main qui restait inerte quand ils faisaient l’amour. Non, quand ils s’accouplaient ; il n’avait jamais fait l’amour à Judith.
— Maud Graham est très occupée et travaille souvent le soir.
— Qui garde Maxime Desrosiers quand elle est au bureau ?
— Boirais-tu un café ?
Armand tenait à quitter le restaurant avant Maud Graham, à éviter un nouvel échange entre elle et Judith. Elles ne devaient surtout pas se fréquenter !
— Un café ? Tu sais que ça m’empêche de dormir.
— J’ai une idée. Si on se promenait sur la terrasse Dufferin ? Il y a longtemps qu’on ne s’est pas baladés ensemble. La lune est belle…
— Il fait trop froid. Je préfère le cinéma. Il y a une projection à vingt heures trente au Clap. Si on se dépêche…
Il était certain qu’il détesterait le film que Judith avait choisi, mais il s’empressa de régler l’addition, heureux pour une fois qu’elle ait tout décidé. Il l’entraîna vers la porte, esquissant un geste d’adieu vers Maud et Maxime.
— On aurait dû les saluer, s’insurgea Judith en remontant le col de son imperméable.
Armand Marsolais ouvrit la portière de sa voiture en affirmant que Graham comprendrait ; elle était toujours très pressée.
— Elle avait l’air d’être bien tranquille, ce soir, le contredit Judith. Elle n’avait pas fini sa pizza quand on est partis.
Si Judith avait souvent tourné la tête vers Maud Graham, celle-ci n’avait pas regardé une fois dans leur direction durant tout le souper, parfaitement attentive aux propos de Maxime, indifférente aux autres clients.
Que lui racontait Maxime de si intéressant ?
Ses inquiétudes. Sa peur que Judith Pagé questionne son mari, le pousse à faire des recherches sur lui et qu’elle apprenne que son père avait eu des problèmes avec la justice.
— Non, avait juré Graham. Elle ne saura rien. On ne parle pas de nos familles au poste de police. Ou alors juste avec notre coéquipier.
— Tu travailles avec Marsolais présentement.
— C’est occasionnel. Je n’ai pas avec lui la relation que j’entretiens avec Rouaix.
Maxime s’était détendu un peu. Il avait bu la moitié de son verre de Sprite avant de répéter qu’il était vraiment malchanceux d’avoir choisi un restaurant fréquenté par la prof qu’il aimait le moins.
— Au contraire, ça peut faciliter vos rapports de vous être rencontrés en dehors de l’école.
— Grégoire ne penserait pas ça. Tu es certaine que M. Marsolais ne parlera pas de moi à sa femme ?
— Ce qui se passe au poste reste au poste, la plupart du temps. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est ainsi. On prend l’habitude de se taire quand on est policier.
— Pour que les gens qui vous aiment ne s’inquiètent pas de vos affaires ?
— Oui. Et pour d’autres raisons. Moi, je suis paranoïaque, j’ai toujours peur que des journalistes m’entendent… qu’une fuite permette à un coupable de s’en sortir. J’ai vu tant de procès qui ont dérapé à cause d’une indiscrétion. Les avocats savent très bien utiliser la moindre information.
— Tu ne les aimes pas ?
Maud Graham soupira ; elle ne méprisait pas tant les avocats que les imbéciles, les incompétents. Elle comprenait qu’un bon avocat songe à toutes les stratégies pour défendre son client, mais elle aurait voulu faire taire, par tous les moyens, les bavards qui leur facilitaient la tâche.
— Non, je ne les déteste pas, ils font leur travail. Cependant, je hais certains juges. Notre système judiciaire est trop doux pour les criminels. Si j’étais une victime, je n’aurais certainement pas l’impression qu’on prend vraiment ma défense à cœur. La plupart des violeurs et des abuseurs s’en tirent avec des peines ridicules.
— Les… les méchants ne sont pas toujours très méchants…
Maud jeta un coup d’œil vers les cuisines. Est-ce que la serveuse reviendrait bientôt à leur table pour interrompre cette conversation qui l’embarrassait tant ? Comment parler de Bruno Desrosiers à Maxime ? Elle ne pouvait minimiser ses erreurs ; l’enfant retiendrait que la loi était malléable, qu’on pouvait l’accommoder, que ce n’était pas si grave de vendre de la drogue, de s’associer à des malfaiteurs.
— Ton père n’est pas méchant, Maxime. Seulement, il n’a pas toujours eu des amis très recommandables…
— Tu es pourtant amie avec Grégoire, toi.
Maud Graham déglutit. La facilité avec laquelle les enfants décèlent votre point faible la fascinait. Oui, elle était très attachée au prostitué. Oui, elle avait renoncé à la sérénité depuis qu’elle avait rencontré Grégoire. Elle ne s’endormait jamais sans ressasser les mêmes interrogations : où était-il et avec qui ? Serait-il victime d’un sadique qui le poignarderait, qui le clouerait sur sa couche après avoir abusé de lui ? À ces images atroces se greffait dorénavant la peur que son protégé soit arrêté par un de ses collègues. Il était majeur depuis quelques semaines, la justice le punirait plus lourdement s’il était appréhendé et elle ne pourrait rien faire pour lui. Elle n’avait plus qu’à espérer qu’il continue à se plaire au Laurie Raphaël. Est-ce qu’un miracle était possible ? Elle avait entendu Maxime annoncer à Grégoire qu’il irait travailler avec lui quand ce dernier ouvrirait son propre restaurant. Est-ce que le vœu d’un gamin pourrait l’inciter à persévérer dans une voie plus légale ?
— Grégoire a maintenant un vrai boulot, se contenta de répondre Graham.
— Mon père aussi. Il enseigne la guitare.
— Alors pourquoi t’inquiéter ?
— Parce que c’est très facile de faire rire de moi.
Maud Graham fronça les sourcils : est-ce que Maxime avait des ennuis ? Le garçon s’en défendit aussitôt. Tout irait bien si Judith Pagé…
— Elle n’apprendra rien sur toi. Je te le jure. Et de toute façon, elle n’est pas là pour te nuire mais pour te protéger.
— Elle ?
Le ton était méprisant, sans appel.
— Elle ne pourrait pas t’aider ?
— Elle ne veut pas nous aider. Elle veut qu’on se taise et qu’on l’écoute.
— Tu es dans une nouvelle école où on est plus exigeant envers toi. Judith doit avoir compris que tu es intelligent et elle veut te pousser à t’améliorer.
— Elle juge sans savoir.
— Explique-toi.
Maxime détourna la tête comme s’il cherchait la serveuse du regard. Graham insista. Il marmonna qu’elle avait ses chouchous et qu’il n’en faisait pas partie.
— Je ne le voudrais pas, de toute manière.
— Est-elle injuste avec toi ?
— Non, non. Mais je ne l’aime pas. Et je ne suis pas le seul.
— Donne-lui une chance, vous n’êtes qu’au début de l’année.
Une chance à Judith Pagé ? Alors qu’elle avait puni Pascal sans raison ?
— Je veux du gâteau au chocolat, déclara-t-il. Tu pourrais prendre celui au fromage, on partagerait.
— Tu oublies mon régime…
— Tu n’en as pas besoin, tu es assez belle. Tu es plus belle que toutes les femmes de l’école.
Il est vrai que Judith Pagé manquait de grâce. Elle et Marsolais formaient un couple disparate ; lui, si souriant, si séduisant, et elle, si terne. Elle avait paru s’ennuyer toute la soirée et elle pinçait les lèvres en lisant le menu au lieu de saliver comme la plupart des clients. Elle avait examiné longuement l’addition que la serveuse avait apportée à leur table ; Graham était prête à parier que Judith avait ajouté le montant exact des taxes pour le pourboire, pas un sou de plus. Armand Marsolais, lui, se montrait généreux quand ils mangeaient ensemble, Graham l’avait remarqué dès leur premier dîner au Clocher penché. Et il discutait aussi bien avec leur voisin de table qu’avec l’employé qui leur apportait la soupe. Marsolais pouvait s’entretenir avec n’importe qui, n’importe quand, n’importe où. Il devait se faire rapidement des copains lorsqu’il partait en vacances.
— Ça doit te servir dans tes enquêtes, lui avait dit Maud Graham.
— C’est vrai que je suis curieux…
— Je ne suis pas aussi sociable. Moreau doit t’avoir mis en garde. On me surnomme le porc-épic.
— Les porcs-épics sont des bêtes plutôt craintives. Tu ne me donnes pas cette impression.
Quelle image projetait-elle ? Marsolais se disait peut-être qu’elle et Alain Gagnon formaient un drôle de tandem. Lui, si affable, si calme, alors qu’elle pouvait être si brusque, si coupante, si autoritaire. Elle savait que Moreau n’était pas le seul à se plaindre de son comportement ; on répétait qu’elle était plus aimable avec les suspects qu’avec ses collègues. Et qu’avec les journalistes… Oui, on devait se demander ce qu’Alain aimait en elle.
Elle-même s’interrogeait chaque jour à ce sujet.
* * *
Aujourd’hui, c’était la fête de Betty. Toute l’école l’a su. Elle s’est mise à pousser de petits cris, à glousser comme une poule qui aurait pondu un œuf en or parce que Benoit lui a donné une chaîne avec un cœur. Jessica a juré que c’était un bijou en argent, mais qu’est-ce que Jessica connaît en orfèvrerie ?
C’est vrai que Benoit gagne beaucoup d’argent avec ses petits trafics. Il s’imagine qu’on ignore ses combines en premier secondaire, mais on n’est pas si bébés ! Il y en a qui ont déjà fumé un joint. Je n’ai pas envie d’essayer, je m’étoufferais sûrement et je ferais encore rire de moi. Benoit m’a si souvent appelé « le crapaud » que les autres coassent quand je marche à côté d’eux dans la cour ou quand je me rends à ma place en classe. Cette nuit, j’ai rêvé que j’étais dans une mare avec des nuées de mouches qui me dévoraient parce que je n’avais pas été assez rapide pour les gober avant leur réveil. Ça me piquait partout. Toute la journée, j’ai eu l’impression qu’elles continuaient à tourner autour de moi.
Je suis tellement fatigué d’être agressé. Ceux qui étaient gentils avec moi au début de l’année se détournent quand j’entre dans la classe. Et Jonathan qui a cherché à me faire tomber avec mon plateau à la cantine… Je cherchais seulement un coin où je pourrais être tranquille. Est-ce que ça existe ? Je ne pense pas. Benoit me retrouverait n’importe où. Je change souvent de chemin pour rentrer chez moi, mais il surgit quand je m’y attends le moins pour me faire peur. Parfois, je rêve d’avoir une vraie crise cardiaque, je n’aurais plus de problèmes…
Maxime est rentré avec moi après l’école. J’aimerais bien passer l’Halloween avec lui. Maxime est gentil avec moi, mais il ne parle pas beaucoup. Il ne m’a jamais invité chez lui. Je crois qu’il n’a pas invité l’autre Maxime non plus. S’il n’y avait pas le hockey, ils ne seraient pas amis et Maxime serait plus souvent avec moi.
Je déteste le hockey. Et tous les sports, sauf le tir à l’arc. Mais personne ne pratique ce sport à l’école. Chez ma grand-mère, j’attachais une cible à l’épouvantail dans le champ et je visais très bien. Si Maxime me voyait avec un arc, il me trouverait bon. Il n’a jamais tenu un arc dans ses mains. Quand je lui ai expliqué que la corde pouvait nous scier les doigts, il a eu l’air impressionné. La prochaine fois que j’irai chez ma grand-mère, je rapporterai l’arc et les flèches. On ira dans le bois de Boulogne pour tirer. Si je l’apportais à l’école, j’aurais trop envie de viser la tête de Benoit. Ou celle de Betty. Ou de Judith Pagé.
Pourquoi Germain n’est-il pas mon titulaire au lieu de Judith ? Il a l’air gentil. L’autre jour, il m’a demandé si j’allais bien. Il n’avait pas vu Mathieu me pousser vers ma case, mais il avait deviné qu’il s’était passé quelque chose. Je ne peux rien dire, sinon ça empirera. Ma mère s’inquiète parce que je n’ai pas faim. Comment peut-on avoir de l’appétit quand on a un menhir dans le ventre ? Pourquoi les anneaux qui rendent invisible n’existent-ils pas ? Peut-être qu’il y a d’autres solutions… J’ai hâte d’avoir mon livre de magie ! Il paraît qu’il y a des plantes qui rendent fou, les sorcières les utilisaient au Moyen Âge. Si Benoit avait des hallucinations ? S’il s’imaginait qu’une araignée géante lui broyait les os ? Je suis certain qu’il croit que les araignées sont des insectes. Il pense toujours tout savoir, mais il ne connaît rien. Peut-être que le bijoutier lui a vendu un cœur qui n’est même pas en argent. Betty doit faire la différence, mais elle ne le dira jamais. Sa mère a des bijoux qui valent très cher avec de vraies pierres précieuses.
Je suis certain que personne n’est aussi content que moi d’avoir congé lundi. Je pourrais peut-être inviter Maxime à venir ici ?
* * *
Le ciel était gris lorsque Maud Graham balaya les feuilles mortes sur le pare-brise de sa voiture, un vrai ciel d’automne, maussade, boudeur, qui s’accordait parfaitement à son humeur. L’enquête sur le meurtre de Mario Breton n’avançait pas. Les témoins étaient inexistants, les voisins ne se souvenaient d’aucun fait étrange, d’aucune rupture dans la vie routinière de la victime et aucun de ses collègues n’avait apporté d’éclaircissements sur sa présence à Charlesbourg, ce soir de septembre. Marsolais soutenait que Breton avait été tué par erreur, qu’on l’avait confondu avec quelqu’un d’autre. Ou par hasard. Un type avait envie de tuer quelqu’un cette nuit-là, il s’était baladé et avait rencontré Breton. Graham détestait cette dernière hypothèse qui signifiait qu’on assassinait des innocents dans sa ville sans raison. Si c’était vrai, rien n’indiquait que l’assassin se contenterait d’une seule victime. Il y aurait encore des meurtres inexpliqués, des voisins qui n’auraient rien vu, rien entendu, des vieilles femmes qui promèneraient leur caniche et feraient une crise d’hystérie en découvrant un cadavre dans leur rue si tranquille. Elles déménageraient, comme souhaitait le faire Mme Charbonneau, chercheraient une ville à l’abri des psychopathes. Est-ce qu’un tel lieu existait sur cette planète ?
Le pépiement d’une mésange perchée sur la branche du chêne fit sourire Graham. Devait-elle remettre des graines dans la mangeoire ? Maxime avait promis qu’il s’en chargerait. Elle s’approcha de l’arbre, constata que son protégé avait tenu parole. Cet enfant était vraiment responsable. Et en retard… Il aurait dû être assis dans la voiture, prêt à partir chez Pascal.
Quelques gouttes de pluie désolèrent Maud Graham. Les garçons resteraient enfermés toute la journée à zapper devant la télé ou à se ruiner les yeux devant un ordinateur. Elle devait néanmoins admettre que l’invitation de Pascal tombait à pic ; elle devait travailler aujourd’hui, qu’aurait-elle fait de Maxime ? Avant qu’il s’installe chez elle, Graham ne pensait pas aux congés. Son horaire irrégulier ne tenait pas compte des jours fériés, et sa détermination à boucler une enquête la poussait souvent à faire des heures supplémentaires, mais… plus rien n’était pareil. Ni les repas, ni les horaires, ni les soirées à la maison, ni les week-ends même si Maxime allait chez son père. L’irruption de l’enfant dans sa vie coïncidait avec son emménagement avec Alain. Le médecin légiste avait résilié le bail de son appartement pour s’installer chez elle au printemps, et quand il rentrait de Montréal, le vendredi soir, quand il posait sa valise pour l’enlacer, elle éprouvait un soulagement teinté d’étonnement. Il était revenu, il l’aimait, il ne lui en voulait pas d’avoir décidé de garder Maxime avec elle. Chez eux… Est-ce qu’Alain se sentait chez lui ? Ils avaient repeint la maison, modifié la disposition du salon, installé un second bureau dans le sous-sol, mais était-ce suffisant ? Pourquoi avait-elle l’impression de ne pas en faire assez ?
Elle cherchait son parapluie quand Maxime lui cria qu’il l’avait avec lui.
— Tu l’oublies tout le temps.
— Comme ça, je ne le perds pas.
Maxime pouffa de rire avant de lui signaler qu’il avait laissé de la nourriture pour Léo.
— Pas trop, juste assez. Sinon, il engraissera à rester couché sur le divan durant des heures.
— C’est ce que tu feras aujourd’hui… Il pleut trop pour que vous sortiez.
— De toute façon, Pascal n’est vraiment pas bon en sport.
— Ça ne doit pas être facile pour lui, à l’école. Je me souviens de Muriel Dubé… Quand j’avais ton âge, elle était toujours la dernière choisie dans les équipes au cours de gym. Parce qu’elle était grosse. Est-ce que Pascal a le même problème ?
Maxime secoua la tête et reparla de Léo. Comme il aimait ce chat. C’était le premier animal qui dormait avec lui. Son père était allergique aux bêtes.
— Une chance que ce n’est pas héréditaire.
Comme le silence ? Bruno Desrosiers était certes un délateur, mais il avait été très discret sur son agression. Elle avait dû insister pour l’aider. Elle avait hâte de voir le fameux Pascal, de comprendre pourquoi Maxime était si peu disert à son sujet.
En serrant la main de Pascal, Graham fut surprise par sa froideur : l’enfant avait les doigts glacés. Il reniflait un peu, malgré les avertissements de sa mère qui lui signifia par deux fois de se moucher.
— Je vous ramènerai Maxime en revenant du bureau, vers dix-sept heures trente. Est-ce que ça vous convient ?
— Je rentrerai en autobus, madame Dumont, fit aussitôt Maxime. Je connais le trajet par cœur. La patinoire est à deux rues d’ici.
— Mais il fera noir…
Mme Dumont posa ses mains sur les épaules de son fils, comme si elle craignait que l’obscurité le lui ravisse. Elle interrogea Maud Graham du regard, mais l’enquêtrice promit seulement à Maxime d’être de retour pour le souper.
— Grégoire arrivera avant toi, supposa Maxime.
— Qui est Grégoire ? demanda Pascal.
— Un ami. Il cuisine très bien. Il a fait des calmars frits, vendredi dernier. Avec de la vraie mayonnaise.
Pascal grimaça et déclara qu’il ne mangerait jamais de mollusques : il détestait les pieuvres. Est-ce que Maxime avait lu Vingt mille lieues sous les mers ? Il ne considérerait pas les bestioles du même œil.
— Tout le monde ne lit pas autant que toi, mon chéri, fit Mme Dumont. Il dévore des bibliothèques entières ! Est-ce que Maxime a des allergies ? J’ai préparé du poulet chasseur pour ce midi. Ils n’ont qu’à le réchauffer au micro-ondes.
— Je mange de tout, déclara Maxime.
Maud Graham lui sourit, fière de lui. Elle remercia Pascal et sa mère de leur invitation, souffla un baiser au bout de ses doigts vers Maxime qui lui sourit et l’imita. Elle caressa sa joue comme si le baiser s’était posé sur sa peau et garda ainsi sa main jusqu’à ce qu’elle ouvre la portière de sa voiture. Est-ce que Maxime pourrait influencer Pascal ? Cet enfant semblait excessivement timide…
En se garant derrière la centrale du parc Victoria, Maud Graham songea que Pascal, lui, pouvait peut-être aider Maxime en lui communiquant son goût pour la lecture. Les notes en français de l’adolescent étaient très moyennes… et la sévérité de Judith Pagé n’était sûrement pas la seule raison.
— Tu as l’air soucieuse, dit Rouaix.
— Un peu. C’est compliqué d’élever un enfant.
— À qui le dis-tu ! Martin a encore changé d’orientation au cégep. C’était sa surprise pour mon retour. J’ai l’impression qu’il va y passer sa vie…
— Arrêtez de vous plaindre, fit Armand Marsolais qui s’approchait d’eux avec des cafés. Vous êtes chanceux d’avoir des enfants.
Il y eut un silence, puis Graham souligna que Maxime avait bouleversé son existence alors qu’elle ne s’y attendait pas.
— Tu vivras peut-être la même chose.
— J’en doute, Judith a toujours prétendu qu’elle a assez des élèves pour combler ses instincts maternels. C’est vrai qu’elle se consacre à eux avec une patience qui m’épate. Ton petit Maxime a l’air très éveillé.
Graham relata à Rouaix leur rencontre au restaurant.
— Judith trouve qu’il s’intègre bien.
— C’est vrai ?
Cette femme n’était pas si antipathique, tout compte fait.
— Vous êtes mariés depuis longtemps ?
— Six ans.
— Elle peut changer d’idée.
— Elle a toujours soutenu que le monde est trop violent pour y jeter des enfants.
— Elle n’a pas tout à fait tort, convint Rouaix. Le reportage sur les enfants tueurs m’a effaré. Est-ce notre future clientèle ?
— Quel reportage ?
Rouaix avait regardé une émission qui dressait le portrait de jeunes meurtriers aux États-Unis et en Europe.
— Le plus jeune avait neuf ans…
— Le pire, c’est qu’on pourrait empêcher ça. Quand on cherche à comprendre ce qui a poussé ces jeunes à entrer dans leur salle de classe avec une arme et à tirer sur tout le monde, on trouve un enfant maltraité, rejeté. Il endure durant des jours, des semaines, des mois, puis il explose. En faisant beaucoup de dégâts…
— Tous les petits meurtriers n’ont pas été humiliés, protesta Marsolais.
— Graham a tendance à généraliser, fit Rouaix. Je ne suis pas certain que l’assassin de Mario Breton ait eu une enfance difficile.
— On n’est certains de rien concernant Breton, parce qu’on n’a rien d’étrange sur lui. Avec son numéro d’assurance sociale, on a établi la liste de ses anciens employeurs, qui nous ont tous juré que Breton était un homme réservé, à son affaire. Il est même en règle avec les impôts. On tourne en rond. On reprend tout à zéro.
— Tout recommencer ?
— J’ai pris rendez-vous avec un amateur de modèles réduits, annonça Marsolais. Je lui montrerai les photos des deux modèles trouvés chez Breton. Ça ne servira probablement à rien…
— Non, tu as raison de fouiller. On lui a peut-être volé des modèles. Et s’il en possédait plusieurs ?
— J’imagine mal qu’un type, après avoir abattu Breton à Charlesbourg, lui vole ses clés pour cambrioler sa maison de Cap-Rouge et trimballe en pleine nuit les modèles réduits de la maison jusqu’au coffre de son automobile…
— Oui, je suis idiote.
— Je verrai tout de même cet amateur.
— J’aimais bien les modèles réduits quand j’étais jeune, avoua Rouaix. J’aurais voulu que Martin s’y intéresse, mais ça l’ennuyait. C’est un beau passe- temps. On fait gentiment voler des avions.
— C’est bruyant, non ? s’informa Graham.
— Pas tant que ça et ce n’est pas violent comme tous ces jeux qui captivent les enfants aujourd’hui. Peut-être que je vieillis…
— Non, non, rectifia Maud Graham. Les enfants vivent beaucoup plus de violence qu’on veut bien l’admettre. Ces meurtriers de treize ou quatorze ans ne sont pas des produits spontanés. Ils ont vu de la violence, ils en ont vécu avant de se résoudre à l’acte ultime.
— Tu ne les excuses quand même pas ? s’insurgea Marsolais.
— Non. Je suis simplement persuadée qu’on devrait couper le mal à la racine.
— Tous les jeunes n’iront pas aussi loin…
— Non, mais ceux qui dépassent les bornes ont tous été victimes de violence, j’en suis persuadée. On s’est moqué d’eux. À l’école ou à la maison. On les a poussés à bout. Il y a toujours un ou deux enfants rejetés dans une classe. Je le sais, Léa s’en désole chaque année. Ces élèves ne deviennent pas tous des criminels, mais leur existence ressemble à un chemin de croix. Et ils retournent trop souvent leurs frustrations et leur colère contre eux. On a un taux de suicide élevé, au Québec. Ça ne devrait pas exister. Nous devrions offrir aux jeunes une société meilleure. Il faudrait d’abord faire baisser le…
— Arrête, Graham, la taquina Rouaix. Pas ce matin. Il est trop tôt pour refaire le monde.
— On a une responsabilité, en tant qu’adulte ! asséna la détective. Je me demande si j’ai raison d’autoriser Maxime à louer des films d’action. C’est de la violence gratuite… Mais il veut voir les mêmes films que ses amis.
— Ils veulent toujours être semblables aux autres. J’espère que ton Maxime n’est pas trop influençable. Dans le reportage sur les enfants tueurs, un garçon avait battu un gamin de cinq ans parce qu’un adolescent avait réussi à le convaincre de le faire. En troisième secondaire, Martin fréquentait un gars que je n’aimais pas trop… Heureusement, il a commencé à s’intéresser aux filles.
— Ça prendra encore du temps pour Maxime, soupira Graham.
— Il va grandir bien assez vite.
— Il a l’air vraiment gentil, parvint à dire Marsolais avant de proposer un deuxième café à ses collègues.
Ils venaient peut-être de lui fournir une solution, une solution originale à tous ses problèmes… Il ne devait pas s’emballer trop vite.
C’était si fou…
Il porta une main à son cœur. Il avait l’impression qu’il allait rougir ou blêmir et que Graham le remarquerait. Mais non, elle continuait à discuter avec Rouaix tout en ouvrant le courrier qu’on lui avait remis plus tôt.
— Eh ! les gars ! On a reçu un beau message d’amour.
— De qui ? s’informa Rouaix.
— Un petit malin qui ne signe pas sa lettre. Ça me fait tout de même plaisir d’avoir de ses nouvelles. Écoutez : « Ne cherchez pas l’homme qui a tué Breton, il est comme les chats la nuit. Tout gris. Abandonnez … ou d’autres têtes tomberont. Rouleront jusqu’à mes pieds. Pourquoi pas les vôtres ? »
— Un poète ! s’exclama Rouaix. C’est bizarre. Il parle de faire rouler des têtes. Mario Breton n’a pas été décapité, il a été tué d’une balle.
— C’est mieux écrit que ce qu’on recevait à Montréal, commenta Marsolais.
— Ah bon ?
— J’ai reçu des menaces plus vulgaires. Le propos principal était de me faire avaler mes couilles et autres gracieusetés du genre. Tu veux que je porte la lettre au labo avant d’aller voir Boucher ?
— Oui, même si je ne suis pas trop optimiste. Plus personne n’envoie de lettres sans mettre de gants. Et le papier est banal. Impression au laser. Combien de personnes ont des imprimantes au laser à Québec ? En plus, tout le monde a accès à des ordinateurs partout.
— Cache ta joie, Graham.
— C’est mieux que rien, admit-elle en tendant la lettre à Marsolais.
Elle crut qu’il souriait parce qu’il espérait de bons résultats du laboratoire, alors qu’il se félicitait de son envoi. Et d’avoir organisé un rendez-vous avec Boucher. Il avait un prétexte pour quitter le bureau. Il était si excité ! Même s’il avait peur que cette fébrilité joyeuse l’abandonne lorsqu’il aurait mieux réfléchi à l’idée, l’incroyable idée qui lui avait traversé l’esprit.
Il faillit courir vers sa voiture, pressé de se retrouver enfin seul, mais il se contrôla. Si Graham le regardait par la fenêtre ? Elle avait la manie de pousser régulièrement les stores pour voir la ville. Sa ville, comme elle le disait si souvent. Il lui abandonnerait volontiers sa cité après le décès de Judith. Il quitterait Québec aussi vite que possible pour faire le tour du monde. Il pourrait visiter cent pays sans jamais croiser une femme aussi belle que Nadine, aussi merveilleuse, aussi sexy. Tous les hommes auraient désiré être à sa place, il le constatait chaque fois qu’il sortait avec sa déesse. Mais c’était lui que Nadine avait élu. Il ne devait pas prolonger davantage leur séparation. S’il fallait qu’un prétendant profite de son absence pour jouer l’ami compatissant…
Il repensa à l’idée qu’il avait eue plus tôt et sourit.